Russie-Ukraine : quand l’amitié et la culture sont plus fortes  

Russie amitié culture guerreDepuis quelques jours, des dizaines de familles expatriées quittent la Russie, certaines après des années d’attachement à son peuple et à sa culture. Beaucoup parmi nous ont côtoyé ce pays, y ont gardé des attaches et se sentent aujourd’hui désemparées. En cette période troublée, nous nous sommes entretenues avec Lyane Guillaume.

Épouse de diplomate, curieuse et avide de contacts, Lyane s’est nourrie de ses expatriations en Afghanistan, en Inde, en Russie, en Ukraine et en Ouzbékistan pour écrire de magnifiques « fictions documentaires ».  Enracinée dans une profonde culture, elle se sent proche des deux peuples, russe et ukrainien, et nous apporte sa lecture de la situation.

 

Alix Carnot : Lyane, vous avez su nouer amitiés dans tous les pays où vous avez vécus. Tant de nous aimerait y parvenir ! Quelle est votre recette ?

lyane GuillaumeLyane Guillaume : Il faut savoir sortir de sa bulle d’expatrié et de sa zone de confort. Dans chaque pays où j’ai vécu, j’ai appris la langue. Le persan d’abord, en Afghanistan. Puis le russe, acquis en Russie, qui m’a été ensuite utile en Ukraine et en Ouzbékistan.

Et puis, j’ai toujours eu des activités en rapport avec mes passions et avec le pays. Cela pouvait être des cours de gymnastique, un club de lecture, de la danse indienne Odissi… Après l’Afghanistan, en Inde, je me suis passionnée pour l’histoire des Grands Moghols. En Russie, j’ai rejoint un club de théâtre avec des acteurs francophones.

C’est ainsi que j’ai pu me faire des amies. Grâce à cette immersion, j’ai interrogé des femmes qui me communiquaient des informations que jamais je n’aurais pu avoir sans elles. Vous avez-là la genèse de mes livres.

AC : Aujourd’hui vous avez des amis de tous les pays ?

LG : J’ai gardé des amis en Russie, en Ukraine et en Ouzbékistan […]. En Inde, ça commence à être lointain. Il y a certains pays où il est plus difficile de se faire des amis […] Dans certains pays, être cultivé et éduqué, signifie cultiver les valeurs occidentales. Il y a donc toujours un terrain d’entente.

AC : Est-ce que cette proximité des élites avec l’Occident dure toujours ?

LG : Effectivement, on assiste à un resserrement sur les identités en ce moment. La Russie en est un exemple flagrant.

Pour ma part, je crois beaucoup en l’amitié. J’ai beaucoup d’amis russes dont je sais qu’ils sont terrifiés par cette invasion parce que beaucoup d’entre eux ont des membres de leur famille en Ukraine et comprennent que la Russie et l’Ukraine sont deux peuples frères. Le problème, c’est qu’en manifestant en ce moment contre l’invasion russe de l’Ukraine, vous risquez votre peau. Les députés russes viennent de voter 15 ans de prison pour tous les manifestants pris en train d’exprimer leur rejet de la guerre. Ceux qui sont contre et il y en a beaucoup, ne peuvent rien dire et sont effrayés.

AC : Nous expats qui aimons la Russie, quels mots et quelles actions pouvons-nous avoir sur la situation ? J’ai entendu un mot très violent d’une femme en Russie qui m’a dit « la Russie m’a trahie »…

LG : Oui, je comprends mais il ne faut pas confondre le peuple russe et Vladimir Poutine. Ce n’est pas la même chose. Je ne pense pas qu’il faille culpabiliser d’aimer la Russie. 

J’aime la Russie, je n’ai pas honte de le dire. Mais les cultures sont comme les gens, vous savez. Elles ont diverses facettes.

Mes livres Moi, Tamara Karsavina et La Tour Ivanov parlent de l’âge d’argent de la Russie, fin 19e siècle/début 20e siècle. Pendant cette période, les poètes, les peintres, les philosophes, les artistes de Russie ont donné le meilleur d’eux-mêmes. La Russie c’est ça aussi. On ne peut pas condamner la Russie, toute sa culture, tous ses aspects positifs au nom des agissements terrifiants de Poutine.

Une anecdote pour illustrer cela : lorsque j’étais à Saint-Pétersbourg entre 1994 et 1997, j’écrivais mon livre La Tour Ivanov. Il évoque un immeuble datant de 1903, où avaient vécu des intellectuels, des artistes russes du début du 20e siècle. J’allais souvent voir ce lieu. Aujourd’hui, c’est la mafia qui le possède. J’ai reçu des menaces anonymes m’intimant de cesser de m’y intéresser. Cet emblème de la culture, du beau, du bien et du bon pour employer les termes platoniciens était passé aux mains d’un groupe cruel. Ce phénomène de contrastes est à l’image de la Russie.

AC : Vous avez cru au départ que Poutine développerait la Russie ?

LG : J’ai vécu en Russie juste après la chute du mur de Berlin dans les années 90 Quand je suis retournée à Moscou à partir de 2016, tout le monde se félicitait de ce que faisait Poutine. Le pays s’ouvrait, se modernisait. Les investisseurs étrangers commençaient à arriver… Et puis là, tout à coup, on voit ressurgir ces vieux fantômes que l’on croyait enterrés.

Ce conflit ukrainien me rappelle la guerre en Afghanistan. Avec la même désorganisation de l’armée russe. Les mêmes gamins de 18 ans au volant d’un char et qui ne comprennent pas ce qu’ils font là. J’espère qu’on n’ira pas jusqu’au pire. 

Vous savez, ça me fait un drôle d’effet car en 2014, j’ai publié Les Errantes : Chroniques ukrainiennes qui raconte sur fond de relation mère-fille, l’histoire de l’Ukraine, la guerre en Afghanistan, Tchernobyl, la famine de 1932-1933. C’est là qu’on se rend compte combien ce peuple a souffert. En relisant mes pages sur Tchernobyl, je me suis dit que les gens ont oublié : la menace nucléaire, il n’y a pas pire.

AC : Pourtant en France, certains soutiennent encore Poutine ? 

La plupart du temps, ils s’appuient sur des raisons historico-politiques. Ils considèrent que l’on n’a pas été suffisamment à l’écoute des revendications de Poutine concernant les régions russophones comme le Donbass par exemple. De même que quand Hitler a envahi les Sudètes, on a dit qu’il l’avait fait parce, depuis très longtemps, les populations germanophones de cette région réclamaient d’être rattachées à l’Allemagne. Les Européens de l’Ouest s’imaginaient que cela n’irait pas plus loin.

Nous retrouvons le même cas de figure aujourd’hui. Avec peut-être un élément de plus. Il y a quelques années on a dit que Poutine était malade. On sait qu’il est terrifié par le Covid, est-ce que ce n’est pas parce qu’il est immunodépressif ?

Ça me rappelle la pièce d’Eugène Ionesco Le roi se meurt. C’est l’usure du pouvoir qui fait que le roi se rend compte tout d’un coup que le peuple ne le suit plus, qu’il y a des problèmes dans son royaume. Vieux, malade et mourant, il n’accepte pas son destin et se révolte. C’est terrifiant.

AC : Alors que faire de notre amour pour la Russie ?

Il ne faut pas rompre les relations avec ce qu’il y a de bien en Russie, avec les Russes et avec la culture russe. Mon livre Moi, Tamara Karsavina va sortir en mai dans une grande maison d’édition russe. J’en suis très fière et ce n’est pas pour autant que je cautionne Poutine.

Cela a été un dilemme, au moment de la Seconde Guerre mondiale, lorsque vous aviez beaucoup de germanophiles en France qui adoraient la langue et la culture allemande et qui ont dû être déçus au moment de la déclaration de guerre.

On a bien fini quand même, grâce à des politiciens visionnaires, à se réconcilier avec l’Allemagne. Un jour, Poutine ne sera plus là. C’est pour ça qu’il faut anticiper sur l’avenir.

Car à moins que cette guerre ne détruise tout, on reviendra bien un jour à la normale. Un beau jour, on reparlera de Pouchkine, en Ukraine de Chevtchenko, de Catherine la Grande, de Pierre le Grand.

AC : Vous êtes à la fois profondément russophile et ukrainophile, est-ce difficile ?

LG : En ayant des amis dans les deux cultures, ça ne me pose de problème, pourquoi j’irais haïr l’un pour aimer l’autre et inversement, ça n’a pas de sens. Les Russes et les Ukrainiens sont frères, vous savez. L’Est de l’Ukraine est davantage dans le tropisme de la Russie. L’Ouest est plus attiré par la Pologne et l’Europe. Néanmoins, tous les Ukrainiens parlent le russe. Les familles mixtes sont si nombreuses. Il y a beaucoup de choses dans le comportement des nations qui rappellent les comportements psychologiques personnels. Quand vous humiliez publiquement un membre de votre famille, il vous haïra à vie.

AC : Un des rôles des expats est de remettre de l’humanité dans une telle situation. Auriez-vous des pistes d’action pour nos lectrices ?

LG : Partager notre expérience, raconter ce qu’on a vécu, témoigner en toute sincérité, expliquer les bonnes choses et calmer le jeu, à notre échelle modeste. Et puis toujours ce conseil de se replonger dans la culture, de se consoler dans la culture et partager tout ça car la culture est porteuse de valeurs humanistes.

 

Retrouvez ci-dessous un extrait de l’interview de Liane lors de la semaine des 20 ans de FemmExpat le 10 mars dernier :

 

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Retrouvez ci-dessous

 

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Propos recueillis en mars 2022 par Alix Carnot et Chloé Nabavi

 


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